Recevez gratuitement les 20 premières pages du TRESOR + LA LETTRE BLEUE


 

07 août 2008

Un Sophisme

On peut prendre maladie au sens littéral, et dans ce cas le mot signifie « altération de la santé physique causée par des facteurs internes ou externes, dysfonctionnement de l’organisme d’un être vivant », mais on peut aussi prendre maladie au sens métaphorique, et dans ce cas le mot signifie seulement « ce qui désorganise, affaiblit » ou encore « grave problème ».

En ce sens métaphorique, beaucoup de choses sont des maladies : la pauvreté, l’individualisme, la vieillesse, la médisance, la politique du gouvernement… En ce sens imagé, la dépression est certainement une maladie : une personne dépressive, autrement dit très triste et angoissée, a un vrai gros problème. Elle voit sa vie se décomposer et se désorganiser petit à petit ; elle est affaiblie par des idées noires, par l’angoisse, la culpabilité, le ressentiment, l’humiliation, etc.

Mais attention ! Ce n’est pas parce que la dépression est une maladie au sens métaphorique, qu’elle en est une au sens propre.

Si un poète dit : « la terre est bleue comme une orange », et que vous appréciez son image surréaliste, vous opinerez en disant : « oui, tout à fait, elle est ronde comme une orange, et de plus elle est bleue… » - mais vous n’en déduirez pas qu’on peut éplucher le globe terrestre ou en tirer du jus avec un presse-agrumes. Une métaphore n’est pas une définition : on ne peut pas glisser du sens figuré au sens propre. L’affirmation selon laquelle « la dépression est un cancer de l’âme » ne signifie pas qu’on doive la soigner avec une chimiothérapie. C’est évident, ce que je dis là, et pourtant il semble bien que certains abusent de la polysémie de maladie pour glisser subrepticement du sens métaphorique au sens littéral.

Soit vous me croyez sur parole, soit vous préférez vérifier par vous-même. Dans ce cas, lisez attentivement ce qui suit. Je m’excuse à l’avance de la longueur de la démonstration, mais il n’y pas moyen de faire autrement.

Voici un court paragraphe tiré du site du laboratoire pharmaceutique Pfizer :

« La dépression est une vraie maladie. Une personne déprimée souffre intensément. Elle a besoin d'aide et d'être traitée efficacement. Si vous souffrez, parlez-en à votre médecin. »[1]

Ces quelques lignes ressemblent comme deux gouttes d’eau à ce qu’on entend un peu partout ; c’est un échantillon parfaitement représentatif de ce qui se dit de nos jours sur la dépression. (Je ne sais pas vous, mais ce type de discours me fait un peu le même effet que le ronronnement d’un ventilateur : c’est apaisant parce que c’est toujours la même chose ; on ne risque pas d’être surpris.)

Sachant qu’on a affaire à un exemple typique de discours médical, toutes les observations - qu’elles soient sémantiques, stylistiques ou logiques - qu’on en pourra faire présenteront de l’intérêt, car ces observations seront potentiellement généralisable à l’ensemble du discours médical sur la dépression. Autrement dit, si l’on réussit à démontrer que ce paragraphe est du blabla pur, on aura acquis une forte présomption que tout le discours médical sur la dépression est du blabla plus ou moins dilué.

Penchons-nous donc de très près sur cet échantillon si significatif.

« La dépression est une vraie maladie. »

Malgré son ton très affirmatif, cette première phrase ne nous dit pas ce qu’est la dépression. Car une « vraie maladie », ce peut être un vrai problème (maladie au sens métaphorique) comme ce peut être un vrai dysfonctionnement du corps (maladie au sens propre). Cependant, on a la sensation que quelque chose d’important a été dit. Pour en savoir plus, passons à la deuxième phrase.

« Une personne déprimée souffre intensément. »

Cette affirmation est, à première vue, indiscutable. Oui, une personne déprimée souffre intensément. Enfin… quoique… à bien y réfléchir, tout dépend de l’intensité de la déprime : lorsqu’on est intensément déprimé, on souffre intensément ; lorsqu’on est un peu déprimé, on souffre un peu. Cette phrase-là révèle donc une certaine tendance à la dramatisation.

Mais il y a un autre point important à éclaircir : qu’est-ce que cette phrase vient faire là ?... Pourquoi succède-t-elle à « La dépression est une vraie maladie » ? Il serait étrange qu’il n’y ait aucun rapport – alors cherchons-en un. Ce que l’auteur veut dire, c’est probablement : « La dépression est une vraie maladie, car une personne déprimée souffre intensément. » Dans ce cas, le sens de la première phrase devient beaucoup plus clair. L’auteur prend maladie au sens de « problème ». En effet lorsqu’on souffre intensément, on a un gros problème. Le sens littéral (maladie biologique) est exclu, car on peut très bien être atteint d’une maladie biologique sans souffrir… par exemple lorsqu’on souffre d’hypertension ou de décalcification. Maintenant qu’on a élucidé le sens des deux premières phrases, passons à la suivante.

« Elle a besoin d’aide et d’être traitée efficacement. »

Rappelons qu’il s’agit toujours de la personne déprimée, qui souffre. Quoiqu’elle ait l’air aussi simple que les précédentes, cette phrase est complexe ; coupons-la en deux pour examiner ses deux parties séparément.

« Elle a besoin d'aide… »

Jusqu’ici, tout va mal mais tout va bien : la dépression est un vrai problème ; une personne déprimée souffre intensément ; elle a donc besoin d’aide… Ce n’est peut-être pas joyeux-joyeux, mais au moins c’est logique. Mais soudain, à mi-phrase, changement de direction à 180 degrés :

« …et d'être traitée efficacement. »

De l’idée que la dépression est un vrai problème et qu’une personne déprimée a besoin d’aide, l’auteur arrive sans prévenir à une idée radicalement différente et qui n’a strictement rien à voir : une personne déprimée aurait besoin « d'être traitée efficacement. » La dernière phrase du paragraphe confirme ce revirement :

« Si vous souffrez, parlez-en à votre médecin. »

Pourquoi mon médecin ? J’ai un problème, pas un virus !...

Mais l’auteur pourra toujours répondre :

« - Tut, tut… Relisez le début du paragraphe, j’ai bien écrit que la dépression est une maladie, n’est-ce pas ? Les maladies, ce sont les médecins qui les soignent ! A coup de traitements ! Alors inutile de protester, c’est trop tard ! Il fallait contester avant, au début, lorsque j’ai dit que la dépression est une vraie maladie…

- Mais à ce moment-là, vous preniez maladie au sens de « problème », pas au sens de « dysfonctionnement physique » ! Vous êtes passé du sens figuré au sens littéral sans prévenir ! C’est au mieux un paralogisme, si vous ne l’avez pas fait exprès, et si vous avez délibérément triché c’est un vilain sophisme… Intellectuellement, c’est malhonnête !

- Pff, et alors… Qui s’en rendra compte, à part les coupeurs de cheveux en quatre de votre espèce ? »

Effectivement, qui s’en rendra compte ? Lorsqu’on est déprimé, on n’a pas la tête à décortiquer les phrases pour y traquer les erreurs de logique qui pourraient éventuellement s’y cacher. Quelqu’un qui se noie n’examine pas avec méfiance la bouée qu’on lui lance pour vérifier si elle n’est pas en plomb ; il recueille avec reconnaissance toute fugitive lueur d’espoir qu’on veut bien lui donner.

Et pourtant, même si le glissement sémantique que nous venons d’analyser parait minuscule, il est lourd de signification. On ne peut pas faire confiance à quelqu’un qui jongle avec les sens d’un mot pour imposer une conclusion qui ne s’impose pas – pas plus qu’on ne peut faire confiance à quelqu’un qui paye avec de faux billets. Le langage est une monnaie, et chaque fois qu’on le déforme pour faire passer une idée de force, on arnaque quelqu’un quelque part.

Revenons au texte incriminé. L’auteur en est inconnu, mais pourtant il réussit à donner une certaine image de lui-même. Le paragraphe se présente comme une succession de phrases juxtaposées sans connecteurs argumentatifs, et se termine sur un impératif : ce style donne une impression d’urgence et d’autorité. Le fait d’utiliser les petits mots de liaisons tels que donc, mais, car est une manière de respecter le lecteur en s’adressant à sa logique, mais une figure d’autorité n’a pas à justifier ses dires : elle peut se contenter d’asséner des affirmations comme autant de dogmes incontestables – à nous de croire, qu’on soit convaincu ou non. Du coup, on n’a pas la sensation que c’est un journaliste qui informe ses lecteurs sur un pied d’égalité, mais plutôt que c’est un médecin qui s’adresse à un patient potentiel du haut de sa science.

Arrivée au bout de cette analyse logique et stylistique, je m’excuse encore une fois de l’avoir faite aussi longue… mais comme je ne suis ni docteur ni psychiatre, vous n’allez pas me croire simplement parce que j’affirme, alors je suis obligée de prouver ce que j’avance avec une certaine minutie.

Il se pourrait, cher lecteur, que tu penses toujours que la dépression est une maladie physique, et que la manière un peu discutable dont cette thèse est défendue ne t’émeuve pas plus que cela. Et après tout, qui sait si tu n’as pas raison ?... Peut-être faut-il toujours faire confiance à son médecin, et avaler ce qu’il prescrit en toute quiétude… Faire confiance est si reposant, si agréable, alors que se méfier est si fatiguant !



[1] http://www.pfizer.fr/pathologies/la-depression-282.aspx

1 commentaire:

  1. Yep ! Tout juste ! Associer la dépression à un trouble physiologique = promettre du fric aux labos pour qui les tristesses occidentales représentent une manne. Qu'on soit bien clair: l'ataraxie ne vient pas d'Atarax, la sérénité ne se cache point dans une molécule de synthèse; le bonheur n'est pas chez ton pharmacien. Et la compassion du toubib ne suffira pas. conclusion partielle ? Continue de chercher, ça va venir...

    G.

    RépondreSupprimer