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26 août 2006

Délire logique ?

"Le délire logique", c'est le titre d'un livre très intéressant de Paul Nothomb (l'oncle d'Amélie Nothomb). Dans ce récit complètement autobiographique, Paul Nothomb raconte comment, militant, résistant et responsable communiste, il fut arrêté et torturé par les nazis.

Après une nuit de torture, il comprend qu'il va bientôt céder, et livrer tous ceux qu'il connait aux griffes des nazis... La seule solution serait qu'il parvienne à faire croire aux nazis qu'il s'est sincèrement converti à leur cause, et qu'il est prêt à collaborer de bon coeur avec eux. Mais Paul est incapable de mentir. C'est un homme entier qui, même dans ces circonstances extrêmes, n'a pas ce qu'il faut pour feindre de manière crédible des convictions qu'il n'a pas.

Son esprit est dans une impasse. La seule issue qu'il trouve, c'est de se convaincre "pour de bon" qu'il adhère aux idées des nazis... Autrement dit, Paul devient fou parce que c'est la seule manière de sauver les vies qu'il veut protéger. Délire complètement logique.

La ruse (ou plutôt, la stratégie désespérée que son esprit a adopté) marche. Paul annonce sincèrement sa conviction sincère à l'idéal nazi. Pour quelques semaines, il devient un collaborateur apprécié des nazis. Ce n'est que lorsqu'il s'agit de livrer les résistants qui sont sous ses ordres, qu'il ne se comporte pas tout à fait comme un bon collaborateur, reportant toujours à plus tard le moment de les dénoncer.

Lorsque sa femme le retrouve et parle avec lui, sa toute nouvelle et "sincère" foi dans le nazisme s'effondre... et lui aussi.
Fin du délire logique.

Cette histoire vraie est instructive à plus d'un titre.
Elle montre que l'esprit peut choisir la folie de manière "logique", quand cela lui semble la seule issue à une situation autrement désespérée. Derrière la folie, à l'origine de la folie, il y a souvent, peut-être toujours, un calcul qui est d'une certaine manière rationnel.
L'histoire de Paul Nothomb montre aussi autre chose : c'est que pour sauver quelque chose qu'on estime plus précieux que tout (ici, les vies des autres résistants du réseau), l'esprit est prêt à une espèce d'Arakiri : il sacrifie sa cohérence à une cause qui selon lui, le dépasse. Lorsque l'enjeu est considéré comme ultime, essentiel, l'esprit est prêt à renoncer à la raison, au bon sens, à la cohérence.

On peut en tirer plusieurs enseignements sur la folie et les bouffées de délire en général :

- Lorsque ce que l'on considère comme le plus important est menacé, lorsque le dieu ou l'idole qu'on s'est donné comme référence absolue, est mis en cause ou en péril d'une manière ou d'une autre, l'esprit peut dans certaines circonstances choisir le suicide intellectuel qu'est la folie, plutôt que d'accepter la destruction de l'objet de son adoration.

Autrement dit, à la suite d'un événement ou d'une prise de conscience, l'esprit se trouve parfois face à une alternative sans troisième terme, telle que :

1/Tirer une conclusion rationnelle de ce qu'il observe et comprend, et réaliser que le dieu qu'il s'est donné n'est qu'un pauvre type, ou une pauvre femme, ou une idéologie vaine... ce qui représenterait un chamboulement complet de toute l'existence.

2/Ou bien disjoncter complèment, et ainsi se classer lui-même dans la catégorie "pauvre esprit égaré, dément" - ce qui lui permet de protéger l'idole adorée de l'examen sacrilège, démystificateur qu'il pourrait en faire.

Le drame est intérieur, tout comme celui qu'a vécu Paul Nothomb.
Il s'agit de savoir qui va être sacrifié : logiquement, rationnellement, ce devrait être l'autre, l'idole dont pour une raison ou une autre, on vient de découvrir clairement les faiblesses et les failles. Mais affectivement, ce serait comme poignarder ce qu'on aime et vénère le plus au monde... alors on préfère se sacrifier soi-même.

L'esprit, effrayé par cette possibilité qui s'ouvre à lui de renverser et briser sa Référence Ultime, se réfugie dans la folie comme dans un havre de sécurité. La Référence Ultime est ainsi protégée contre les atteintes destructrices, corrosives, de l'esprit critique. Détruite, la rationnalité ne constitue plus un danger.

Si Paul Nothomb avait gardé toute sa tête, il n'aurait pas pu protéger les siens, car il n'aurait pas su mentir d'une manière crédible.
Pour sauver ceux qu'il voulait sauver à tout prix, il fallait qu'il mente non à ses tortionnaires mais à lui-même, qu'il se convainque sincèrement d'adopter les idées contre lesquelles il s'était toujours battu, qu'il change soudain toutes ses croyances pour se métamorphoser en authentique nazi.

D'une façon similaire, c'est souvent pour protéger une Instance Supérieure (ou plutôt, une instance que l'on croit supérieure) de sa propre lucidité critique que l'on brise sa raison en choisissant la folie.
Autrement dit, on devient fou par crainte d'être un peu trop logique.

Pour se prémunir définitivement contre la folie, il faudrait donc choisir une Instance Supérieure qui soit authentiquement et réellement supérieure : ainsi la raison ne risquerait pas de la déboulonner, et l'on ne serait pas tenté de fuir dans le délire cette bouleversante possibilité.

Quand on se baigne dans l'océan, il y a une zone particulièrement dangereuse : c'est celle où les vagues se brisent alors qu'on a plus pied. Près du bord, on peut jouer avec les vagues en toute sécurité ; plus loin du bord, les vagues ne se brisent pas encore, et leurs ondulations procurent d'agréables sensations de montagnes russes. Mais entre ces deux zones de confort, on est balloté, malmené par des rouleaux écumants, incapable de reprendre pied comme de reprendre souffle.
D'une certaine manière, la folie correspond à cette zone intermédiaire. Là, on est déjà trop loin du bord, c'est-à-dire qu'on est allé trop loin dans le raisonnement pour s'arrêter de penser quand ça nous dérange, mais on est pas assez informé, pas assez armé au niveau affectif ou rationnel, pour accepter sereinement toutes les conséquences logiques des vérités qu'on entrevoit confusément au large, et qui nous effraient...

Ceux qui restent en sécurité au bord de l'eau, ne se sont peut-être jamais servi de leur tête. Leur logique atrophiée, inexistante, ne menace pas leurs croyances. Rien ne peut menacer leurs croyances, car ils ne réfléchissent pas. Ils ne risquent pas de devenir fous, parce qu'ils sont déjà fous - de cette folie banale et ordinaire qui n'a jamais conduit personne à l'hôpital psychiatrique : la stupidité.
Les nazis qui étaient si fiers de croire "fanatiquement" et "aveuglément" (c'était les mots qu'ils employaient) en leur Führer appartenaient peut-être à cette catégorie.

Ou alors, et c'est un cas radicalement différent, les personnes qui sont en sécurité sur la berge ont un système de croyances si parfait, si complet, si profondément enraciné dans le vrai, que tous les événements, raisonnements et prises de conscience qui surviennent en eux et autour d'eux renforcent systématiquement ce qu'ils croient : eux non plus ne risquent rien...

Ceux qui nagent plus loin, ont traversé la zone de turbulence et atteint l'autre zone de sécurité. Ils ont renoncé à leurs croyances initiales illusoires, accepté les conséquences que leur a indiqué la logique, et au final, trouvé une cohérence qui les satisfait pleinement.

La folie et le délire, sont les troubles d'un esprit logique, plus logique que beaucoup d'autres qui ne se sont jamais posé la moindre question sur rien. Mais l'appétit de cohérence qui a poussé l'esprit jusqu'à la zone dangereuse, ne lui a pas permis de la dépasser, ce qui fait qu'il y reste bloqué.

1 commentaire:

  1. Texte vraiment trés interessant,
    le delire, la folie decrite ici je connais ça, pas au même point de vue c'est sur.

    Y a qq chose qui y ressemble, c'est le mensonge, se persuader de dire qq chose qui est faux et le maintenir, tout en sachant que l'on est pas dans le juste, c'est qq part s'egarer dans son esprit, n'etre pas en accord avec soi-même, et au bout du compte, n'etant plus à l'aise, et a cause de la demangeaison cérebrale, le mensonge se devoile.

    Tu as trés bien decris tout ça.

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