Vous avez dit « normal » ?
En ce début de vingt et unième
siècle, le monde ressemble de plus en plus à un immense hôpital.
Où que l'on tourne les yeux, on ne voit que soignants, soignés,
maladies et thérapies.
C'est ainsi que le salon de
l'agriculture s'est métamorphosé en thérapie de groupe pour
agriculteurs déprimés par l'involution de leur métier, que la
gourmandise a trouvé une justification de plus dans le concept tout
neuf de chocothérapie, que les fous rires ont pris une
dimension inédite depuis qu'ils ont été rebaptisé gélothérapie,
que le soleil offre maintenant (à
l’œil parce qu'il est généreux) de très utiles séances de
luminothérapie,
et que les chats,
autrefois considérés par certains comme de gros fainéants, ont
pris du galon et rentabilisé leurs siestes en devenant de
respectables ronronthérapeutes...
Oui, vraiment : l'arsenal des
thérapies comporte maintenant toutes sortes de choses que l'on
envisageait auparavant sous un autre angle.
Et du côté des
maladies, l'éventail s'est encore plus élargi. Actuellement, il y a
374 manières de ne pas être normal.
374, c'est le
nombre de troubles mentaux énumérés dans le DSM. Qui plus est, ce
chiffre est en augmentation constante : petit à petit chaque
problème, chaque désagrément se retrouvent morbiformés (oui,
c'est un néologisme), c'est-à-dire modelés en forme de maladie. À
mesure qu'on en retranche de plus en plus de défauts et de
difficultés, le territoire de la condition humaine se réduit comme
peau de chagrin, tandis que celui de la « maladie mentale »
le grignote inlassablement...
Homo psychiatricus normalus
Vous avez remarqué ? Les
psychiatres se gardent bien de définir la santé mentale. Ils ne
veulent pas dire ce qu'est un être humain équilibré ; ils ne
veulent pas décrire l'homme normal.
Pourquoi ?
Parce que cet homme exempt de toute
maladie mentale n'aurait rien à faire dans leur cabinet ni dans
leurs hôpitaux. Sa clientèle serait perdue pour eux.
Définir la normalité mettrait des
limites au territoire de l'anormalité, de la psychopathologie :
si l'Homme normal est ceci, et rien que ceci, alors l'Homme anormal
est cela, et rien que cela. Et comme – jadis
ils l'ont avoué eux-mêmes –
l'ambition des psychiatres est d'étendre leur empire ad
libitum, ad infinitum et ad nauseam... vous comprendrez
qu'ils s'abstiennent.
Mais il y a tout de même moyen de
connaître, malgré eux, la définition psychiatrique de l'Homme
normal. Pour cela, il faut prendre le
contre-pied des symptômes des maladies mentales : on obtient
ainsi, par différence, la silhouette de l'Homo
psychiatricus normalus, ou
« homme normal ».
Préparez-vous
donc à faire connaissance avec cet être étonnant, créature dont
les caractéristiques laissent à penser que non, nous ne sommes pas
seuls dans le cosmos : il y a de la vie ailleurs.
Applaudissez-le bien fort...
Bienvenue, enfant
des étoiles !
L'homme normal au volant
Quand l'homme
normal prend son vaisseau extraterrestre, pardon, sa voiture, il
reste toujours parfaitement zen.
Quand un
automobiliste discourtois lui fait une queue de poisson ou un geste
grossier avec le majeur, il n'a même pas besoin de respirer par le
nez en comptant jusqu'à dix pour garder son calme. Sa réaction, ou
plutôt son absence de réaction est digne de Maître Yoda.
Source : le
DSM-IV.
D'après ce
manuel, toute personne qui s'énerve excessivement en voiture, ou
ailleurs, souffre d'un trouble mental, le
trouble explosif intermittent.
Un café pour l'homme normal
De temps en
temps, mais c'est très rare, l'homme normal sirote un kawa.
C'est très rare,
car franchement, quel intérêt ?
Lorsque l'homme
normal prend un café, ça ne lui fait strictement aucun effet. Un
expresso bien tassé ou l'eau du robinet, pour lui c'est kif-kif
bourricot. Si l'homme normal est belge, chou vert et vert chou.
C'est pour ça
que l'homme normal préfère la chicorée.
Source : le
DSM-IV.
D'après ce
manuel, toute personne qui après avoir bu plus de trois tasses de
café est excitée, a le visage rouge, le cœur qui bat plus vite, et
des difficultés à trouver le sommeil souffre d'un trouble mental,
l'intoxication à la caféine.
L'homme normal prend la parole
L'homme normal
n'est pas timide, et c'est peu de le dire !
Quand il débarque
dans une soirée où il ne connaît personne, aucun malaise, aucune
anxiété ne l'embarrassent. Il s'adresse directement à la première
personne qui croise son regard, et lui parle comme si le
réchauffement climatique avait, depuis longtemps, fondu la glace qui
sépare les inconnus. Quand il s'agit de s'adresser à des milliers
de personnes à la fois, l'homme normal n'est pas moins à l'aise. Il
ne bafouille pas, ne sue pas sous les bras, n'a pas les genoux qui
tremblent. Rayonnant d'assurance et de charisme, il met son auditoire
dans sa poche et son mouchoir dessus.
Pourtant, c'est
la première fois qu'il parle en public.
L'homme normal
serait-il une espèce de surhomme ?..
Source : le
DSM-IV.
D'après ce
manuel, toute personne un tant soit peu timide souffre d'un trouble
mental, le syndrome de l’anxiété
sociale.
Le deuil de l'homme normal
Jusqu'à tout
récemment, l'homme normal vivait une vie de famille idéale avec sa
femme, qu'il aimait passionnément. Il y a six mois, son épouse
bien-aimée est morte d'une manière dramatique et soudaine.
(Imaginez ce que vous voulez, par exemple qu'elle s'est fait écraser
par un trois-tonnes en traversant la chaussée.) En proie au chagrin
le plus noir, le cœur brisé par la disparition de sa bien-aimée,
l'homme normal sombra dans un océan de larmes.
Vous trouvez ça
triste, mais pour une fois, classique ?
Attendez la
suite.
Au bout de deux
mois exactement, l'homme normal consulta son agenda, écrasa une
dernière larme, se moucha un bon coup, rectifia le nœud de sa
cravate, épousseta son complet-veston, se dit : « Ça
suffit, maintenant ! Être malheureux plus longtemps ne serait
pas raisonnable... » et partit travailler en sifflotant comme
les sept nains. Son chagrin était passé, son deuil, terminé. Le
soir même, tout guilleret, il s'inscrivait sur Meetic : une de
perdue, dix de retrouvées.
Vous trouvez sa
réaction admirable... ou étrange ?
D'après vous,
elle révèle une volonté de fer... ou un manque inquiétant de
sensibilité ?
Il ne s'agit
pourtant que de l'homme normal.
Source : le
DSM-IV.
D'après ce
manuel, il suffit de deux mois pour faire son deuil. Au-delà de
cette limite, le chagrin cesse d'être normal pour devenir
pathologique et on doit parler d'un épisode
dépressif majeur.
L'enfance de l'homme normal
Quand il était
haut comme trois pommes, l'homme normal était déjà d'une sagesse
hors du commun.
Son attention
était toujours soutenue et constante. À la différence de bien des
adultes, lorsqu'il trouvait la tâche qu'il devait accomplir
ennuyeuse, il n'en restait pas moins concentré sur elle. Toujours
attentif, il ne faisait jamais la moindre erreur d'inattention dans
ses travaux scolaires. Il était particulièrement vigilant sur les
détails, qu'il ne négligeait jamais, et n'avait aucun mal à
commencer et terminer ses devoirs. Il s'organisait avec la plus
grande facilité, n'était jamais distrait, ne faisait aucun oubli,
et n'égarait jamais aucun de ses objets personnels (jouets, crayons,
livres, etc.)
Cet enfant
prodigieux ne remuait pas les mains ou les pieds, ne se tortillait
jamais sur sa chaise, ne courait pas partout, et s'abstenait
soigneusement de grimper aux arbres. Se souvenant que la parole est
d'argent, mais que le silence est d'or, ce petit garçon
extraordinaire ne parlait que lorsqu'il avait quelque chose
d'intelligent à dire. Bien sûr, il écoutait toujours avec la plus
grande attention ce qu'on lui faisait l'honneur de lui communiquer.
Toujours souriant
et bien élevé, son caractère était remarquablement égal. Chez
lui, pas de crise, pas de caprice. Affamé ou repus, dispos ou
fatigué, contrarié dans ses désirs ou satisfait, cet enfant-là
gardait toujours son équilibre émotionnel.
Source :
encore et toujours le DSM-IV.
D'après ce
manuel, l'enfance est une maladie mentale. C'est pourquoi tout enfant
qui présente des symptômes d'enfance (qui court, parle fort, coupe
la parole à un adulte, oublie ses affaires, n'arrive pas à se
concentrer ce qui l'ennuie, change rapidement d'humeur, etc.) souffre
d'un trouble de l'attention.
La nationalité de l'homme normal
Parlons enfin de
la nationalité de l'homme normal. Est-il suédois, portugais,
américain, chinois, bulgare ?
Difficile à
dire.
La seule chose
dont on peut être sûr, c'est qu'il n'est pas né dans l'Hexagone.
Source :
Stark et Löwenfeld.
Dès 1871 Carl
Stark, psychiatre allemand, a prouvé que la condition mentale du
peuple français laisse sérieusement à désirer : la nation
entière souffre de mégalomanie et de délire. Au commencement de la
Première Guerre mondiale, Löwenfeld, psychiatre viennois, a
entériné le diagnostic de son collègue en démontrant par A plus B
que tous les Français souffrent de psychopathia
gallica.
Aucun psychiatre
n'ayant, depuis, réfuté l'analyse de ces deux brillants
psychiatres, la conclusion, imparable, s'impose comme une évidence :
l'homme normal n'est pas français.
Qu'est-il donc ?
Le
moins qu'on puisse dire, c'est que l'homo
psychiatricus normalus
ne court pas les rues.
Cet
être inclassable se situe quelque part entre Bouddha, le petit
Lord Fauntleroy, Robocop
– son organisme imperméable à la caféine suggère que
quelques-uns au moins de ses organes sont en métal –, un
gourou de la pensée positive, maître Yoda et un rocher indifférent
à tout. (Mais pas un rocher de la côte bretonne puisqu'il n'est pas
français.) L'homme normal selon la psychiatrie, c'est le
chaînon manquant entre le demi-dieu et le robot, un hybride de
gendre idéal et d'androïde qui n'a pas de béret et ne mange pas de
baguette.
Alors,
l'homme normal : extraterrestre dissimulant son identité
réelle, ou créature mythologique au même titre que les titans et
les schtroumpfs ?
En
tout état de cause, si vous ne lui ressemblez pas, cela prouve
simplement que vous appartenez à l'espèce humaine.
À
retenir
● Pour
la psychiatrie, il n'y a pas d'être humain normal puisque aucun
ne ressemble à l'homo
psychiatricus normalus,
être surnaturel à l'existence problématique. |
Satire drolatique de la psychiatrie contemporaine. Il semble néanmoins que même les psychiatres avalent de moins en moins le mythe de l'homme normal : la cinquième édition du DSM a déchaîné les passions. D'aucuns parmi les spécialistes s'interrogent : être humain relève-t-il de la maladie mentale ?
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